À partir du
milieu du XIXe siècle, la psychiatrie occidentale a nosographié
par le menu les déviances sexuelles dont certaines entamèrent
leur lente démédicalisation après les Années
folles, notamment sous l'influence de la littérature. La
pathologisation de certains comportements sexuels coïncida
avec la reprise en main de l'ordre moral par le pouvoir et les
Églises, amorcée avec ostentation depuis la Monarchie
de juillet. À compter des années 1850, les délits
et crimes liés à la sexualité occupèrent
majoritairement l'activité judiciaire (que l'on songe par
exemple aux cas de Joseph Vacher - publié par Alexandre
Lacassagne - et de Vincent Verzeni - publié par Cesare
Lombroso) et les psychiatres, pour la plupart experts des tribunaux,
exploitèrent donc leur nosographie contestable des perversions
sexuelles dans leurs rapports d'expertise légale. Ces experts
n'ont pas échappé à la fureur polygraphique
qui caractérise l'époque et nous disposons sur le
sujet d'un abondant corpus, en partie numérisé et
à l'accès libre sur le web. Cette accessibilité
des textes, naguère confidentiels et plutôt réservés
à des spécialistes, favorise le regard pluridisciplinaire
nécessaire pour répondre aux questionnements suscités
par ce corpus étonnant, et qui mérite un croisement
des regards.
Il ne s'agit pas ici de faire l'inventaire exhaustif des
ouvrages de la période concernée et qui pourraient
être utilement étudiés pour répondre
à l'angle d'approche proposé mais, à titre
d'exemple, d'en livrer quelques-uns pour baliser le champ de cette
recherche. Ainsi, on peut citer pour la psychiatrie française
Ambroise Tardieu (Étude médico-légale
sur les attentats aux mœurs, 1857, et Étude
médico-légale sur la folie, 1872), Henri Legrand
du Saulle (La folie devant les tribunaux, 1864), Benjamin
Ball (La folie érotique, 1888) et le Dr Laupst,
(Tares et poisons, perversion et perversité sexuelles,
une enquête médicale sur l'inversion : notes et documents,
Le roman d'un inverti-né, le procès Wilde, la guérison
et la prophylaxie de l'inversion, préface d'Émile
Zola, 1896) et, pour la psychiatrie allemande, Richard von Krafft-Ebing
(Médecine légale des aliénés,
1892, et surtout Psychopathia Sexualis. Étude médico-légale
à l'usage des médecins et des juristes, 16e
et 17e éditions allemandes refondues par le Dr Albert Moll,
1924, une œuvre qui est la quintessence de la psychiatrie
occidentale de l'époque sur le sujet). On pourra aussi
mettre à profit la consultation, par exemple, des Annales
d'hygiène publique et de médecine légale,
de la Revue de Psychiatrie, des Annales médico-psychologiques
et des Archives d'Anthropologie criminelle.
Les pistes bibliographiques envisagées ci-dessus pourraient laisser accroire que seule la psychiatrie occidentale (notamment française et allemande) fut concernée par l'expertise légale en matière de sexualité. Ne doutons pas que le crime sexuel était alors (et est toujours !) un phénomène international et il serait particulièrement intéressant que des chercheurs fassent découvrir des expertises sur les continents américains (Amérique du Sud notamment car la période est riche : du colonialisme à l'indépendance…), le continent africain (pour les mêmes raisons…), voire l'Asie.
Concernant la diversité des lectures possibles, nous livrons quelques indications n'excluant en rien d'autres pistes qui pourraient être suivies (historiques, sociologiques, herméneutiques…). Ainsi, concernant la psychiatrie, outre la pathologisation des comportements sexuels hors la norme, on peut s'interroger sur la scientificité des expertises elles-mêmes : par exemple, quelle est la valeur scientifique du comparatisme mis en œuvre dans de nombreux rapports ou quelle place est accordée aux disciplines médicales (physiologie, biologie…) autres que la psychiatrie ? Concernant la littérature, quel est son poids dans les expertises ? Et quel est celui de la morale et de la religion ? Enfin, à propos du droit, si de nombreux cas présentés intéressent en premier lieu les pénalistes, il en est aussi qui touchent le droit civil (internements abusifs, divorces…) et qui méritent d'être analysés. Par ailleurs, quelle est la place du " pouvoir psychiatrique " (voir l'ouvrage éponyme de Michel Foucault) dans le dispositif judiciaire de l'époque ? Et comment, par exemple, la loi fut-elle contournée, en tout cas en France où le crime sodomite ne figurait pas dans le Code pénal depuis 1791, pour aggraver les peines des déviants sexuels, notamment homosexuels ?
Les possibilités
d'approche sont donc nombreuses et les travaux proposés
devraient permettre de mieux appréhender une période
somme toute récente pendant laquelle les psychiatres ont
conforté leur rôle et leur pouvoir dans le dispositif
judiciaire. La psychiatrie légale de ces années-là
ne permet-elle pas de comprendre les enjeux et les limites de
celle d'aujourd'hui (marquée entre autres, en France, par
le fiasco du procès d'Outreau, emblématique d'autres
fiascos, moins médiatisés) ? Mais nous voilà
déjà dans ce qui fera peut-être l'objet d'un
autre colloque…
Patrick Pognant
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