[Pour] Borges,
homme essentiellement littéraire
(ce qui veut dire qu'il est toujours prêt à comprendre
selon le mode de compréhension qu'autorise la littérature)
[...],
le livre est en principe le monde [...]
et le monde est un livre.
Maurice BLANCHOT, Le livre à venir,
Gallimard, coll. " Folio essais ", 1986, p. 131.
SCÈNE 1
Ariel ZINGLER
- Je me revois, moi, Jean de Paris, roi de France, précédé
par deux cents pages d'honneur, tous tendres jouvenceaux tout
de cramoisi vêtus - sauf le pourpoint de satin d'or, étincelant
comme leurs chevelures blondes irradiées par un soleil
furieux ; deux cents pages d'honneur, Djemila, qui, comme si chacun
d'eux ouvrait un défilé, caracolaient sur des alezans
fringants, impétueux et fiers, harnachés de velours
incarnat, assorti à la robe de leurs sémillants
cavaliers.
Brigitte DUGLOUIN
- Que c'est beau mon prince ! Continue ! Charme ta Djemila. Étourdis-la
comme les volutes du narguilé quand elles s'envaguent dans
sa cage pélagique.
Ariel ZINGLER
- T'ai-je dit, déjà, la magnificence des six cents
cavaliers qui, sur leurs destriers miroités, fougueux et
frémissants, suivaient les puceaux ? Tous chevaliers de
premier rang, en costumes d'apparat, cramoisis eux aussi, ils
portaient une forte chaîne d'or autour du cou et brandissaient
de concert leur glaive vers les cieux, la garde à hauteur
de leurs lèvres prêtes au baiser. Puis, juste devant
moi, tout de drap d'or paré de liserés zinzolin,
monté sur un cheval ébène harnaché
aussi richement que son maître, avançait noblement
le prince de sang, mon frère, escorté de soixante-dix
fifres et de vingt tambours dont la musique solennelle cadençait
le défilé. Au niveau de ses yeux, le prince, altier,
hiératique et pour tout dire splendide, portait à
deux mains, telle l'affirmation de ma prospérité
tout autant qu'une offrande à la postérité,
mon épée, glissée dans son fourreau flamboyant
de pierreries précieuses, iridescentes, incessantes...
Extasiée, la foule, même la gueusaille, s'agenouillait
et n'osait regarder ; elle s'inclinait devant moi. Tout de blanc
vêtu, j'étais monté sans selle sur mon palefroi
opalescent, avec pour seul signe extérieur de ma toute
puissance mon sourire miséricordieux et mes mains qui envoyaient
des baisers inutiles vers ces nuques prosternées.
Brigitte DUGLOUIN
- Tu étais le plus beau des princes, le plus doux, le plus
magnanime. Je n'oublierai jamais comment, lors de notre première
rencontre, tu m'as immédiate-ment soumise à toi.
À partir de ce moment, nos amours secrètes fleurirent
dans les bois profonds, loin des clairières, sur des couches
feuillues et moussues, humides et froides, mais si plaisamment
à nos corps embrasés. Alors pourquoi, diable, avoir
épousé l'infante quand ta Djemila te convoyait dans
les contrées des plaisirs ineffables depuis plusieurs années
déjà ?
Ariel ZINGLER
- Tu t'obstines à oublier que tu étais fille des
ténèbres quand j'étais fils du soleil. Eu
égard à ta roture, tu n'as jamais pu m'offrir que
la nuit, quand mon rang requérait le jour. Et ce jour,
cette lumière que je quêtais par devoir divin, malgré
mon amour pour toi et cette passion charnelle qui nous faisait
mari et femme aux yeux si bons de Cupidon, je les ai trouvés
sur les remparts de Burgos la castillane, en le regard marin de
la jeune infante à la peau si blanche, venue avec ses parents
et la cour honorer mon arrivée en leur royale cité.
Mais brisons-là car je sens que tu vas me chercher querelle
et je me sens trop las pour batailler avec toi, tant m'épuisent
déjà les luttes intérieures.
Brigitte DUGLOUIN
- Comme toujours, toi que l'on dit fou, tu souffles la sagesse,
et je ne saurais contrarier ta parole, même s'il m'en coûte.
Ariel ZINGLER
- Mais ce n'est pas ma parole ! C'est celle de la langue surannée
qui me peuple, avec ses fantômes littéraires continuels,
tenaces, imposants. Aporétiques, ils sont la source de
mon bonheur et de mon malheur. J'ai la folie littéraire.
Je suis la littéra-ture mise en bouche, charnelle avant
que d'être humaine, et vocalisée aux quatre vents.
Mais personne n'écoute, sauf toi ma Djemila, et les murs
de notre chaumière de misère dont je sais qu'ils
seront mon dernier théâtre, acta est fabula.
Brigitte DUGLOUIN
- Notre chaumière de misère... De misère...
Au regard des ignorants, peut-être, mais riche de toi, inépuisable
homme littéraire... Et la pièce n'est pas jouée
comme tu le clames. Le sera-t-elle jamais ? Enfin, il n'y aura
jamais de dernier théâtre puisque tu m'as contaminée
et que j'en ai contaminé d'autres qui, à leur tour,
en contamineront de prochains. La littérature ne mourra
jamais, ni le théâtre qu'elle a engendré (à
moins que cela ne soit l'inverse...).
Mais je te sens devenir chagrin, comme toujours quand tu penses
à toi. Alors folâtrons encore, bel ami, si nous voulons
jubiler quelque peu, car la jubilation est notre meilleur loisir,
l'élixir prophylactique de nos maux-mots de vivre, élixir
parégorique pourrais-je dire, pour ne plus souffrir de
la réalité diarrhéique qui, avant de nous
tordre le ventre, nous tord les yeux, nous tord la tête,
nous tord tout nous...
À nouveau, Ariel, transporte-nous à dos de littérature
dans les mondes révo-lus, les seuls à pouvoir faire
oublier la nostalgie, les seuls à pouvoir nous propulser
dans un rêve délesté du présent épais,
gras, abject, un rêve délesté de futurs condam-nés,
avortés, mort-nés, in saecula saeculorum.
Ariel ZINGLER
- Flagorneuse... Raconteuse... Emberlificoteuse... Tu m'as fatigué,
femme volubile et digressive. Ite, missa est ! Je me sens
devenir incertain. Je dois partir. Je vais me reposer.
Brigitte DUGLOUIN
- Ne pars pas mon roi ! Pas déjà ! Je t'en conjure
! Si la messe est dite, le sabbat n'a pas encore commencé
! Tes mots pyromaniaques ont encore incendié mon ventre
et tu dois m'éteindre si tu veux éviter que je me
consume telle une marie-jeanne sans arc pour se défendre.
Ariel ZINGLER
- Ne dis plus rien, bavarde impénitente. J'étouffe
de ta voix, de tes mots, de tes bruits. Sorcière ! Tu peux
brûler. Je ne serai pas ton sacrifice. Vite ! Du silence
! Au secours ! Je ne veux plus personne ! À moi ! Seulement
des mots silencieux ! Des mots sages comme des images ! Des images
de paysages ! Des paysages de fragrances pénétrantes
et envoûtantes ! Avec des douceurs de pétales sous
mes doigts, sur ma bouche, sur mon sexe ! Et mourir pour une heure
au moins, abandonné aux cotonnades d'une fiction presque
immobile et végétale. Je pars, pour une heure, un
jour, un mois. Et bientôt peut-être, partirai-je pour
une éternité qui n'existe pas en tant que telle
et n'existera jamais, parce que la vie a besoin d'un sens. Un
sens ! Un sens qui ne soit pas chimérique mais tragique,
animal, viscéral ! Et ce sens, il n'existe que dans la
mort : claire, nette, définitive, elle entraîne les
survivants dans les rets de la mélancolie et les plaque
contre un mur d'éternité, l'éternité
de l'absence, la seule éternité qui vaille, foin
de tous les paradis de pacotille, mirages racoleurs et ravageurs
où se réfugient les vivants apeurés, sans
entendre le son des mirlitons qui les raillent !
SCÈNE 2
Brigitte DUGLOUIN
- Et voilà ! Nous sommes la femme la plus abandonnée
entre toutes les femmes. Et nous sommes condamnée à
folâtrer, seule, si nous ne voulons pas nous entrister jusqu'aux
larmes qui ont déjà trop chagriné nos joues
érodées. Folâtrons ! Pom-pom-pom ! Jetons
cette peau de Djemila dans laquelle il nous endjemilenlasse depuis
trente ans, cette Djemila que nous haïssons plus que tout,
cette Djemila dont nous ne savons pas si elle est un fantôme,
un fantasme, une fanfaronnade. Pom-pom-pom ! Quitte à donner
dans l'exotisme oriental, nous aurions choisi Shéhérazade
! Et grâce à nos mille contes, en compagnie d'Aladin,
d'Ali Baba, de Sinbad, tambourins !, nous l'aurions ramené
sur le chemin de Damas, pour qu'il se convertisse aux hommes.
Mais non ! Il ne nous a pas laissé le choix et nous a embarquée
dans son délire dans lequel il nous a définitivement
tourneboulée, enfolleillée, pom-pom-pomisée.
Et nous voilà tout aussi folle que lui. Nous sommes devenue
une LOC : une Littéraire Obsessionnelle Compulsive
! Lui et moi, nous ne savons plus parler la langue vulgaire. Nous
sommes d'un autre livre ou d'un autre style, ou les derniers survivants
d'une littérature disparue.
D'aucuns disent qu'une nuit d'étoiles peuple leurs paupières
lorsqu'ils les ferment fort. Nous, nous ne voyons jamais d'étoiles.
À leur place, les mots dansent sous nos yeux, parfois ce
sont des fragments de poèmes, des phrases d'auteurs...
Sous nos nuits de paupières, nous devenons l'anonyme allégorie
de l'impossible syncrétisme qui nous habite : si nous pouvions
plaquer sur le papier ce patchwork incessant, ce jeu des perles
de verre littéraires, nous ne doutons pas que nous deviendrions
l'auteur de l'uvre la plus essentielle de tous les livres
jamais écrits par un seul homme, en l'occurrence une femme,
nous, MOI, par lui, par elle, la littérature...
Pauvre folle désuvrée, enfileuse de tristes
soliloques pour faire reculer le silence menaçant de pénétrer
tout son corps et de la glacer, comme le ferait le blizzard léthal
en ses béances. Pom-pom-pom. Il faut reprendre la maîtrise
de son cerveau à la dérive dans l'inconnaissable,
le replacer en orbite terrestre, humaine, organisée. Pom-pom-pom.
Commencer par cesser de répéter pom-pom-pom. Et
vite ! Folâtrer ! Pour vivre !
Puisque mon roi a donné dans le Moyen Âge et dans
le mythe, je vais m'y rendre à mon tour dans une situation
qui l'obligera à s'incliner en pleine lumière devant
moi, la ténébreuse roture... Mais cela sera pour
une autre fois ! J'entends le roi qui vient d'un pas vif.
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