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Sans origine fixe

 

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EXTRAIT : 2 premières scènes

 

 

Sans origine fixe

 

 

de

 

Patrick Pognant

 

 

Livret

 

 

 

Durée approximative : 1 heure

 

 

 

Sans origine fixe © 2005 Patrick Pognant

 

[Pour] Borges,
homme essentiellement littéraire
(ce qui veut dire qu'il est toujours prêt à comprendre
selon le mode de compréhension qu'autorise la littérature) [...],
le livre est en principe le monde [...]
et le monde est un livre.


Maurice BLANCHOT, Le livre à venir,
Gallimard, coll. " Folio essais ", 1986, p. 131.

 

Acte premier

SCÈNE 1

Ariel ZINGLER
- Je me revois, moi, Jean de Paris, roi de France, précédé par deux cents pages d'honneur, tous tendres jouvenceaux tout de cramoisi vêtus - sauf le pourpoint de satin d'or, étincelant comme leurs chevelures blondes irradiées par un soleil furieux ; deux cents pages d'honneur, Djemila, qui, comme si chacun d'eux ouvrait un défilé, caracolaient sur des alezans fringants, impétueux et fiers, harnachés de velours incarnat, assorti à la robe de leurs sémillants cavaliers.


Brigitte DUGLOUIN
- Que c'est beau mon prince ! Continue ! Charme ta Djemila. Étourdis-la comme les volutes du narguilé quand elles s'envaguent dans sa cage pélagique.


Ariel ZINGLER
- T'ai-je dit, déjà, la magnificence des six cents cavaliers qui, sur leurs destriers miroités, fougueux et frémissants, suivaient les puceaux ? Tous chevaliers de premier rang, en costumes d'apparat, cramoisis eux aussi, ils portaient une forte chaîne d'or autour du cou et brandissaient de concert leur glaive vers les cieux, la garde à hauteur de leurs lèvres prêtes au baiser. Puis, juste devant moi, tout de drap d'or paré de liserés zinzolin, monté sur un cheval ébène harnaché aussi richement que son maître, avançait noblement le prince de sang, mon frère, escorté de soixante-dix fifres et de vingt tambours dont la musique solennelle cadençait le défilé. Au niveau de ses yeux, le prince, altier, hiératique et pour tout dire splendide, portait à deux mains, telle l'affirmation de ma prospérité tout autant qu'une offrande à la postérité, mon épée, glissée dans son fourreau flamboyant de pierreries précieuses, iridescentes, incessantes... Extasiée, la foule, même la gueusaille, s'agenouillait et n'osait regarder ; elle s'inclinait devant moi. Tout de blanc vêtu, j'étais monté sans selle sur mon palefroi opalescent, avec pour seul signe extérieur de ma toute puissance mon sourire miséricordieux et mes mains qui envoyaient des baisers inutiles vers ces nuques prosternées.


Brigitte DUGLOUIN
- Tu étais le plus beau des princes, le plus doux, le plus magnanime. Je n'oublierai jamais comment, lors de notre première rencontre, tu m'as immédiate-ment soumise à toi. À partir de ce moment, nos amours secrètes fleurirent dans les bois profonds, loin des clairières, sur des couches feuillues et moussues, humides et froides, mais si plaisamment à nos corps embrasés. Alors pourquoi, diable, avoir épousé l'infante quand ta Djemila te convoyait dans les contrées des plaisirs ineffables depuis plusieurs années déjà ?


Ariel ZINGLER
- Tu t'obstines à oublier que tu étais fille des ténèbres quand j'étais fils du soleil. Eu égard à ta roture, tu n'as jamais pu m'offrir que la nuit, quand mon rang requérait le jour. Et ce jour, cette lumière que je quêtais par devoir divin, malgré mon amour pour toi et cette passion charnelle qui nous faisait mari et femme aux yeux si bons de Cupidon, je les ai trouvés sur les remparts de Burgos la castillane, en le regard marin de la jeune infante à la peau si blanche, venue avec ses parents et la cour honorer mon arrivée en leur royale cité. Mais brisons-là car je sens que tu vas me chercher querelle et je me sens trop las pour batailler avec toi, tant m'épuisent déjà les luttes intérieures.


Brigitte DUGLOUIN
- Comme toujours, toi que l'on dit fou, tu souffles la sagesse, et je ne saurais contrarier ta parole, même s'il m'en coûte.


Ariel ZINGLER
- Mais ce n'est pas ma parole ! C'est celle de la langue surannée qui me peuple, avec ses fantômes littéraires continuels, tenaces, imposants. Aporétiques, ils sont la source de mon bonheur et de mon malheur. J'ai la folie littéraire. Je suis la littéra-ture mise en bouche, charnelle avant que d'être humaine, et vocalisée aux quatre vents. Mais personne n'écoute, sauf toi ma Djemila, et les murs de notre chaumière de misère dont je sais qu'ils seront mon dernier théâtre, acta est fabula.


Brigitte DUGLOUIN
- Notre chaumière de misère... De misère... Au regard des ignorants, peut-être, mais riche de toi, inépuisable homme littéraire... Et la pièce n'est pas jouée comme tu le clames. Le sera-t-elle jamais ? Enfin, il n'y aura jamais de dernier théâtre puisque tu m'as contaminée et que j'en ai contaminé d'autres qui, à leur tour, en contamineront de prochains. La littérature ne mourra jamais, ni le théâtre qu'elle a engendré (à moins que cela ne soit l'inverse...).
Mais je te sens devenir chagrin, comme toujours quand tu penses à toi. Alors folâtrons encore, bel ami, si nous voulons jubiler quelque peu, car la jubilation est notre meilleur loisir, l'élixir prophylactique de nos maux-mots de vivre, élixir parégorique pourrais-je dire, pour ne plus souffrir de la réalité diarrhéique qui, avant de nous tordre le ventre, nous tord les yeux, nous tord la tête, nous tord tout nous...
À nouveau, Ariel, transporte-nous à dos de littérature dans les mondes révo-lus, les seuls à pouvoir faire oublier la nostalgie, les seuls à pouvoir nous propulser dans un rêve délesté du présent épais, gras, abject, un rêve délesté de futurs condam-nés, avortés, mort-nés, in saecula saeculorum.


Ariel ZINGLER
- Flagorneuse... Raconteuse... Emberlificoteuse... Tu m'as fatigué, femme volubile et digressive. Ite, missa est ! Je me sens devenir incertain. Je dois partir. Je vais me reposer.


Brigitte DUGLOUIN
- Ne pars pas mon roi ! Pas déjà ! Je t'en conjure ! Si la messe est dite, le sabbat n'a pas encore commencé ! Tes mots pyromaniaques ont encore incendié mon ventre et tu dois m'éteindre si tu veux éviter que je me consume telle une marie-jeanne sans arc pour se défendre.


Ariel ZINGLER
- Ne dis plus rien, bavarde impénitente. J'étouffe de ta voix, de tes mots, de tes bruits. Sorcière ! Tu peux brûler. Je ne serai pas ton sacrifice. Vite ! Du silence ! Au secours ! Je ne veux plus personne ! À moi ! Seulement des mots silencieux ! Des mots sages comme des images ! Des images de paysages ! Des paysages de fragrances pénétrantes et envoûtantes ! Avec des douceurs de pétales sous mes doigts, sur ma bouche, sur mon sexe ! Et mourir pour une heure au moins, abandonné aux cotonnades d'une fiction presque immobile et végétale. Je pars, pour une heure, un jour, un mois. Et bientôt peut-être, partirai-je pour une éternité qui n'existe pas en tant que telle et n'existera jamais, parce que la vie a besoin d'un sens. Un sens ! Un sens qui ne soit pas chimérique mais tragique, animal, viscéral ! Et ce sens, il n'existe que dans la mort : claire, nette, définitive, elle entraîne les survivants dans les rets de la mélancolie et les plaque contre un mur d'éternité, l'éternité de l'absence, la seule éternité qui vaille, foin de tous les paradis de pacotille, mirages racoleurs et ravageurs où se réfugient les vivants apeurés, sans entendre le son des mirlitons qui les raillent !

 

SCÈNE 2

Brigitte DUGLOUIN
- Et voilà ! Nous sommes la femme la plus abandonnée entre toutes les femmes. Et nous sommes condamnée à folâtrer, seule, si nous ne voulons pas nous entrister jusqu'aux larmes qui ont déjà trop chagriné nos joues érodées. Folâtrons ! Pom-pom-pom ! Jetons cette peau de Djemila dans laquelle il nous endjemilenlasse depuis trente ans, cette Djemila que nous haïssons plus que tout, cette Djemila dont nous ne savons pas si elle est un fantôme, un fantasme, une fanfaronnade. Pom-pom-pom ! Quitte à donner dans l'exotisme oriental, nous aurions choisi Shéhérazade ! Et grâce à nos mille contes, en compagnie d'Aladin, d'Ali Baba, de Sinbad, tambourins !, nous l'aurions ramené sur le chemin de Damas, pour qu'il se convertisse aux hommes. Mais non ! Il ne nous a pas laissé le choix et nous a embarquée dans son délire dans lequel il nous a définitivement tourneboulée, enfolleillée, pom-pom-pomisée. Et nous voilà tout aussi folle que lui. Nous sommes devenue une LOC : une Littéraire Obsessionnelle Compulsive ! Lui et moi, nous ne savons plus parler la langue vulgaire. Nous sommes d'un autre livre ou d'un autre style, ou les derniers survivants d'une littérature disparue.
D'aucuns disent qu'une nuit d'étoiles peuple leurs paupières lorsqu'ils les ferment fort. Nous, nous ne voyons jamais d'étoiles. À leur place, les mots dansent sous nos yeux, parfois ce sont des fragments de poèmes, des phrases d'auteurs... Sous nos nuits de paupières, nous devenons l'anonyme allégorie de l'impossible syncrétisme qui nous habite : si nous pouvions plaquer sur le papier ce patchwork incessant, ce jeu des perles de verre littéraires, nous ne doutons pas que nous deviendrions l'auteur de l'œuvre la plus essentielle de tous les livres jamais écrits par un seul homme, en l'occurrence une femme, nous, MOI, par lui, par elle, la littérature...
Pauvre folle désœuvrée, enfileuse de tristes soliloques pour faire reculer le silence menaçant de pénétrer tout son corps et de la glacer, comme le ferait le blizzard léthal en ses béances. Pom-pom-pom. Il faut reprendre la maîtrise de son cerveau à la dérive dans l'inconnaissable, le replacer en orbite terrestre, humaine, organisée. Pom-pom-pom. Commencer par cesser de répéter pom-pom-pom. Et vite ! Folâtrer ! Pour vivre !
Puisque mon roi a donné dans le Moyen Âge et dans le mythe, je vais m'y rendre à mon tour dans une situation qui l'obligera à s'incliner en pleine lumière devant moi, la ténébreuse roture... Mais cela sera pour une autre fois ! J'entends le roi qui vient d'un pas vif.


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