Dans le domaine de l'art, la notion de chef-d'uvre
renvoie à celle de production d'excellence, indiscutable
sinon inégalable. Le chef-d'uvre s'imposerait donc
d'emblée, en dehors de tout processus de sélection,
d'élection et de critique. Ce que relève innocemment
Furetière quand il propose cette définition dans
son Dictionnaire (1690) :
Ouvrage exquis & extraordinaire de quelque art ou Science.
L'Église Saint-Pierre de Rome est un chef d'uvre
d'Architecture. Le frontispice du Louvre est un autre chef d'uvre.
Le Cinna, les Horaces, l'Andromaque sont des chefs d'uvre
dramatiques. Le Jugement de Michel Ange est un chef d'uvre
en Peinture. Les amants aussi appellent leur maîtresse un
chef d'uvre des cieux, un chef d'uvre de la nature.
Les moindres ouvrages de Dieu sont des chefs d'uvre.
Voici donc le chef-d'uvre : transcendant et indestructible.
Il est, il était et sera. La seule modalisation qui semble
pouvoir lui être accordée, c'est, parfois, d'être
petit : un " petit chef d'uvre ". Pour autant,
cette modestie ne saurait modifier ses propriétés
intrinsèques. Comme l'art robuste, le chef-d'uvre
survit à la cité. Mais on le voit en même
temps stable et variable, identique et toujours relu, universel
et dépendant des époques, des lieux, voire des milieux
sociaux ou des générations, perpétuellement
réinterprété, fixé pour l'éternité
et constamment accru de la variété sédimentée
des critiques, des gloses et des hommages admiratifs.
Tels sont quelques-uns des paradoxes du chef-d'uvre,
et singulièrement du chef-d'uvre littéraire,
qu'on a envie d'observer de plus près lors de cette journée.
Car chacun le sait, le pressent, le constate : il est bien des
chefs d'uvre mortels, des étoiles qui déclinent,
des astres éteints. Faut-il pour autant conclure qu'il
ne s'agissait pas là de véritables chefs-d'uvre
puisque que ces ouvrages sont soumis à l'usure ? On voit
là une première question.
Parallèlement, on voit que, dans le temps ou l'espace,
les chefs-d'uvre des uns ne sont pas nécessairement
ceux des autres. " Plaisante critique que borne une rivière
" aurait pu dire Pascal. Et c'est là un second problème,
celui de la " lecture ", et de sa capacité à
actualiser l'uvre.
Et que dire de l'immédiateté avec laquelle semble
s'imposer le chef-d'uvre ? Ici encore, force est de souligner
une contradiction. Objet d'art, le chef-d'uvre est immédiat
; objet social, il est au cur d'un processus de transmission
ou d'élaboration, dont l'école est un rouage essentiel
et, en Occident, pour ainsi dire l'origine. Qu'on se rappelle
simplement le rôle de l'école dans la fixation et
la consécration des poèmes homériques.
On cherchera donc à relever quelques aspects de l'usage
du chef-d'uvre : usage social, usage scolaire. Ce qui revient
à poser, une fois encore la question de la valeur : parvient-on
à penser la littérature en terme de valeurs, ou
faut-il se résigner à la relativité et à
n'approcher les uvres que sous l'angle exclusif de la valeur
d'usage, jadis théorisée par Marx et reprise par
Breton ?
Qu'apporte maintenant la notion de patrimoine
à celle de chef-d'uvre ? Comment comprendre ce terme
métaphorique ? " Bien de famille " dont on hérite
de ses ancêtres et que l'on se doit de faire fructifier
et de transmettre à son tour à ses descendants,
il donne lieu à un usage tantôt national (voire nationaliste),
tantôt plus universel, et l'on va jusqu'à parler
parfois de patrimoine culturel de l'humanité.
L'idée de patrimoine semble en tout cas constitutive de
celle de transmission : transmission d'un bien, inscription par
là même dans une filiation. Toute la question est
alors de savoir sur quels critères définir ces uvres
qu'entend s'approprier, à une époque donnée,
une communauté donnée et comment peut se faire cette
transmission. Comment en particulier concilier l'impératif
d'autonomie de l'art, de liberté par rapport à la
chose politique et l'idée sous-jacente de valeurs communes
à transmettre et à défendre, par le biais
de l'éducation notamment ? La question se pose aujourd'hui
de façon particulièrement brûlante.
On voit par là que les interrogations qui seront soulevées
lors de la journée du 19 juin ouvrent la voie à
notre colloque de novembre 2002, " Les enseignants et la
littérature ", qui s'attachera à approfondir
la question centrale de la transmission.
Emmanuel FRAISSE et Violaine HOUDART-MEROT
Retour Menu Archives