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Un matin, les Allemands nous rassemblent et nous
sommes désignés tous les trois pour aller travailler
dans un dépôt de munitions, la Mouna, fin mars. Là,
on fabrique des obus fumigènes, on répare des caisses
d'acier (contenant des petits obus de mortier) qui reviennent
du front russe. Concernant ces caisses, nous sommes chargés
de faire trois tas : les bonnes, les réparables, les irréparables.
De temps en temps, nous trouvons dans les caisses des morceaux
de corps allemands avec les plaques militaires. Nous ne les remettons
pas à nos gardiens et nous les enterrons.
Nous nous livrons à un véritable sabotage.
Sur cent caisses de bonnes, nous en cassons soixante-quinze en
les rendant irréparables. Nous en faisons le moins possible.
Il y a des milliers de caisses à trier, à réparer.
Parmi ces caisses, nous confectionnons un labyrinthe où,
à tour de rôle, on va se reposer. Quand nous sommes
aux obus fumigènes, il faut mettre tant de grammes d'un
liquide goudronneux dans l'obus tout fait. L'un met l'obus sur
la balance. L'autre pèse. Un autre met le liquide. Mais
on ne met jamais la bonne quantité de liquide goudronneux.
En principe, on en met plutôt moins que plus. Cela part
aussitôt au front. Il y a toujours un sous-officier allemand
avec nous. Mais nous sommes une quarantaine aux obus fumigènes
et il ne peut avoir l'il sur tout. Et l'un de nous fait
toujours le gué...
Le commandant de la Mouna est un vieux capitaine. Nous
avons seulement le droit de fumer au réfectoire. Plusieurs
fois, nous sommes pris en train de fumer en dehors de la zone
autorisée. A partir de ce moment, le capitaine nous fouille
le matin pour nous confisquer notre tabac. Il n'a jamais réussi
à rien trouver. Le soir, il nous fouille encore, toujours
obsédé de ne rien trouver. Il n'est pas méchant
mais il est vexé de se faire avoir par des prisonniers
! Les Allemands nous demandaient du tabac mais nous ne leur en
donnions pas... Un jour, mon camarade Derny, non-fumeur, m'en
offre un paquet. Je viens de le quitter quand un Allemand lui
en demande. Derny dit qu'il ne fume pas et qu'il vient de me donner
son paquet. Pendant ce temps, un Russe qui travaille au dépôt
(il y en a quelques-uns) me demande également du tabac.
Je lui dis d'aller aux toilettes où je vais le rejoindre
sans savoir que l'Allemand me file le train. Il entre dans les
toilettes au moment où je donne du tabac au Russe. Il commence
à hurler et pour le faire taire, je lui en donne une petite
poignée...
Entre les bâtiments, les Allemands font de la culture
potagère. Un jour, un tombereau de carottes à vaches
passe. Nous sommes trois Français et trois Russes avec
qui nous partageons toujours nos gamelles car nos camarades russes
sont affamés. Les Russes nous demandent d'aller en chercher.
Nous y allons à deux et en prenons un bon paquet. Les Russes
nous embrassent, lavent les carottes blanches, particulièrement
sales, et les dissimulent sur eux du mieux qu'ils peuvent pour
les ramener à leurs camarades affamés...
Nous sommes au printemps 1942 et à cette époque,
nous savons que des mouvements de résistance aux troupes
d'occupation s'or-ganisent en France en relation avec le Général
de Gaulle qui les coordonne depuis Londres. En faisant un raccourci
audacieux, je pourrais écrire que nous tenons ces informations
grâce au chocolat... Les Allemands sont en effet très
friands de chocolat et nous en recevons dans nos colis. Le soir,
au moment des informations, notre commando invite nos gardiens
à en boire une tasse pendant que l'un d'entre nous va dans
le bureau écouter les informations à la radio. Nous
sommes donc informés de ce qui se passe. Par la suite,
un prisonnier bricoleur finira par fabriquer un poste à
galène.
Durant l'été 1942, les Canadiens font un
essai de débarquement à Dieppe (18 et 19 août
1942). Les habitants de la ville de Dieppe ayant prêté
main forte aux Allemands pour les repousser et "pour récompenser
le calme de la population", nos geôliers nous informent
que tous les prisonniers dieppois vont être libérés.
Grande est la joie des trois Dieppois que nous sommes. Nous échafaudons
déjà des projets pour fêter notre libération.
Nous ignorons que nous sommes les pions de la propagande allemande.
340 prisonniers seront effectivement libérés, en
trois vagues.
Les Allemands font l'appel des Dieppois devant être
rapatriés. Seul Cantrelle est appelé (voir article de presse consacré au retour
de Jacques Cantrelle à Dieppe : mis en ligne le 11/10/2003).
Derny et moi sommes très déçus. Nous allons
voir le chef du camp qui se retranche derrière ses listes.
Notre camarade Cantrelle nous laisse toutes ses affaires (il part
avec une chemise, un pantalon et ses sabots !). On se console
en se disant que nous étions encore deux pour nous soutenir
le moral. Nous continuons notre petit travail de sabotage.
En octobre, un soldat allemand m'appelle et me conduit
à un officier. Il m'annonce ma libération ! Je n'en
crois pas mes oreilles. Je retourne dans la chambrée et
annonce cela à mon camarade Derny qui s'étonne de
ne pas l'être avec moi. Il va voir le chef du camp qui,
une fois de plus, se retranche derrière ses listes. Mon
camarade n'a pas le moral. Sa fiancée l'attend et il pensait
vraiment être libéré. N'ayant pas de fiancée
et n'étant attendu que par ma mère et mon beau-père,
je propose alors à Derny de partir à ma place mais
il refuse.
A mon tour, je laisse toutes mes affaires au dernier Dieppois
(qui sera rapatrié en France lors d'un troisième
convoi de Dieppois, en mai 1943) et suis libéré
le 20 octobre 1942. Mes parents sont informés de mon retour
par les autorités allemandes. Il est évident que
cette libération des Dieppois s'inscrit dans un plan de
propagande allemand.