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Je rentre en train à Rouen. Mes parents -
qui ont quitté Dieppe pour Rouen - ne sont pas là
pour m'accueillir à la gare et je suis très déçu.
Je me rends à la maison mais ils ne sont pas là.
Je vais chez des amis de mes parents qui habitent en face. Ils
sont trois (le mari, la femme et leur fille). Pourtant, le couvert
est dressé pour cinq et je sens une sorte de gêne
chez mes hôtes. Ils me demandent si je veux dîner
avec eux. J'accepte et m'assois à la table... Quelle n'est
pas ma surprise alors de voir arriver deux soldats allemands !
Je me lève, stupéfait, et la maîtresse de
maison fait les présentations (je me souviens que l'un
d'eux s'appelle Rudy). Ils me tendent la main mais je refuse de
la leur serrer. On s'assoit. L'un d'eux cause bien français
et il me demande ce que je faisais en captivité. Je leur
explique que je n'aime pas les Allemands car ils m'ont fait prisonnier.
Je les quitte après dîner, toujours sans leur serrer
la main et je rentre chez mes parents.
J'étais couché quand mes parents arrivent
par le dernier train de Dieppe. Ils étaient allés
m'attendre là bas. Je leur raconte ce que j'avais vu chez
leurs amis. Ils étaient au courant et disent que ce n'est
pas la première fois que les Allemands viennent chez eux.
La femme les recevait car sa fille, âgée de vingt-huit
ans, n'était pas mariée et elle cherchait avec obstination
un mari pour elle. Cette femme était un peu simpliste mais
elle n'était pas collaboratrice et ne dénonçait
pas ses voisins et quiconque.
Nous sommes en octobre 1942 et je ne peux rester
sans rien faire. Aussi, je rentre aux Chemins de Fer, à
Rouen. Là, je prends contact avec des résistants.
Je suis présenté à l'un des chefs locaux
des F.T.P. (francs-tireurs partisans). Je commence donc à
faire de la résistance. Le chef de gare de Rouen-Droite,
quand il me voit seul, me parle de résistance, en disant
qu'il fallait que les jeunes en fassent, que ce ne sont pas les
organisations qui manquent, etc. Comme il boit, je me méfie
toujours de lui et reste discret sur mes activités extra
professionnelles... Un jour, je finis quand même par lui
dire la vérité (d'autant que je m'absentais souvent
!) et il s'en montre très heureux. Il m'avoue que lui aussi
appartient à une organisation mais qui fait uniquement
du renseignement (Mission belge de liaison et Libénord).
Comme j'étais affecté aux bagages arrivée,
il me propose de travailler pour lui.
- Il faudrait que vous ouvriez les bagages allemands et
que vous notiez tout ce qu'il y a d'intéressant. Les mouvements
des régiments nous intéressent particulièrement...
J'accepte et du coup, j'appartiens à deux réseaux
: la Mission belge de liaison et les F.T.P.. Avec mon camarade
Lecarpentier, nous faisons le travail demandé par le chef
de gare pour le compte de la Mission belge. Nous lui remettons
nos trouvailles.
Un jour de juin 1943, mon chef F.T.P. me dit qu'il
faut faire sauter le dépôt de Martainville (Rouen)
:
- Nous nous introduirons de nuit dans le dépôt.
- Si c'est la nuit, on va tout de suite se faire canarder
comme des lapins ! m'exclamé-je.
Je finis par le convaincre d'opérer en plein jour
en proposant le plan suivant :
- Nous ferons cela à l'heure de midi car à
cette heure, il n'y a personne dans le dépôt : tout
le monde est parti manger. Pendant qu'un fera le guet, l'autre
placera les charges de plastique dans les machines.
Nous partons mon chef et moi. Je porte la musette remplie
de charges de plastique. J'ai réussi à obtenir deux
casquettes d'employés des Chemins de Fer. Pour rentrer
dans le dépôt, il y a une petite entrée de
deux mètres de large avec un couloir d'une cinquantaine
de mètres. A ma surprise, j'y trouve des soldats allemands
: ils attendent que le réfectoire se vide pour aller manger
à leur tour. Je ne peux plus reculer, ni mon chef qui me
suit à quelques mètres derrière. Je tremble
que l'un des soldats me fasse ouvrir ma musette mais ils me laissent
passer et je pénètre dans le dépôt
où mon chef me rejoint. Nous opérons tel que prévu.
Nous nous sauvons. Une heure et demie après, nous entendons
le résultat de notre travail avec l'explosion des machines.
Fin août 1943, avec les F.T.P., nous entreprenons
l'attaque de la mairie de Barentin. Nous sommes trois. Le chef,
un camarade et moi. Le but est de voler tous les tickets de rationnement
(lait, pain, textiles, chaussures...). Le chef explique le plan
d'attaque :
- Je vais monter avec Pognant dans le bureau en ayant pris
soin de coller une étiquette sur la porte "absentes
pour une heure".
Puis, s'adressant au troisième camarade :
- Toi, tu restes au pied de l'escalier. Si quelqu'un monte,
tu lui files le train en lui mettant ton revolver dans le dos
et tu le fais rentrer dans le bureau.
Nous mettons à exécution notre plan. Mon
chef et moi entrons dans le bureau après avoir collé
notre étiquette. Nous fermons à clé et sortons
nos revolvers en faisant signe aux filles de ne pas crier. Nous
leur disons faire partie de la résistance et leur demandons
les tickets, en ajoutant que nous ne leur ferons aucun mal. Nous
mettons tous les tickets dans des sacs. Afin qu'elles ne soient
pas ennuyées par les Allemands, nous commençons
à attacher les filles et à leur mettre un bandeau
sur la bouche quand soudain, on secoue la porte vivement. Une
voix autoritaire s'exclame :
- Qu'est-ce que c'est que ce bazar, il n'y a personne là-dedans
?
On s'immobilise. Heureusement, le type redescend. Nous
attendons quelques instants puis nous sortons en décollant
l'étiquette de sur la porte. Nous retrouvons notre camarade
au bas de l'escalier et nous nous sauvons. Plus tard, nous questionnons
notre camarade. Comment se fait-il qu'il ait laissé monter
un type ? Il avoue s'être absenté boire un coup au
bistrot d'en face. Il se fait très sévèrement
réprimander... A la sortie de Barentin, une femme nous
attend avec son vélo. Nous lui remettons tous les tickets
et rentrons sur Rouen. Ainsi, si nous sommes pris, les tickets
sont sauvés. Heureusement, le retour sur Rouen s'effectue
sans problème.
Je dois préciser que le vol de tickets ne se faisait
pas au détriment de la population civile car d'autres tickets
étaient aussitôt fabriqués. Il est utile de
préciser que ces tickets n'étaient pas pour notre
consommation personnelle ! Il fallait que la Résistance
puisse loger certains de ses membres chez l'habitant, lequel avait
besoin des tickets pour les nourrir. Il fallait également
trouver de l'argent. Jamais je n'ai eu le moindre avantage de
tickets grâce à mes activités dans la Résistance
!
Je continue à servir les deux réseaux, bien
qu'ils soient antagonistes. En effet, les réseaux de renseignements
reprochent aux réseaux d'action de les gêner :
- Quand vous tuez un soldat allemand, il y a des rafles
qui désorganisent nos réseaux car nos agents s'y
font prendre. Vous manquez par ailleurs d'efficacité. Nos
renseignements sont beaucoup plus importants. Grâce à
eux, la radio de Londres peut donner des informations très
précises sur les mouvements de régiments ennemis.
Grâce à eux, des bombardements très précis
peuvent être effectués par les avions alliés...
Lors du mariage de mon camarade Jean Derny, je fais la
connaissance de celle qui deviendra plus tard mon épouse
et dont les parents me cacheront.
Mon camarade Lecarpentier (avec qui j'exécute
les missions de renseignements pour le chef de gare) a un frère
journaliste. Celui-ci se rend fréquemment dans les commissariats
pour aller à la pêche aux informations. Il travaille
pour un journal collabo mais cela ne l'empêche pas de nous
donner des tuyaux. Il est au courant de l'opération à
la mairie de Barentin et il est informé que les filles
ont donné un signalement très précis des
terroristes. Les Allemands sont à ma recherche et il me
conseille de fuir.
Je vais voir mon chef de gare qui me présente à
son supérieur, le chef d'arrondissement.
- Je vous mute à Saint-Valéry-en-Caux où
vous ferez du renseignement. Nous sommes particulièrement
intéressés par les défenses côtières
etc.
"En arrivant, sondez le chef de gare. Si vous le sentez
de notre côté, dites-lui de ma part ce que vous êtes
venu faire afin qu'il vous laisse libre d'aller et venir pour
remplir vos missions de renseignement.
Nous sommes en 1943, en plein âge adulte de la Résistance.