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Fin mai 1944, des convois se forment pour partir
en déportation. Les trains ne marchent plus. Un groupe
- dont je fais partie - est formé. Nous partons, dans un
car gardé par des Allemands et des miliciens, pour Paris.
Nous sommes conduits à la caserne de la Pépinière.
De Paris partaient les convois pour la déportation. Nous
connaissons l'existence des camps de la mort. Je me motive pour
m'évader car je sais que si je pars, je n'en reviendrai
pas. J'ai un cousin à Paris chez qui je pourrai me cacher...
On nous demande de remettre nos valises dans une sorte
de consigne. En échange, nous recevons un numéro.
J'en profite pour repérer les lieux. La sortie, qui donne
sur la rue de la Pépinière, se trouve au bout d'un
couloir de cinq mètres de large et de dix mètres
de long. Dans ce hall, il y a deux soldats allemands et quelques
miliciens. Je me dis que je ne peux jouer que sur l'effet de surprise
: foncer dans le tas en courant vers la sortie et une fois rue
de la Pépinière, me mêler à la foule.
Risquer le paquet !
J'observe la situation pendant plus d'une heure. J'attends
le moment propice. C'est alors que je remarque un type qui entre
et sort plusieurs fois, à chaque fois en montrant un papier.
Je suis intrigué. Je me promets de l'accrocher dès
qu'il va revenir. Il arrive.
- Tu as de la chance, toi. Tu entres et tu sors comme tu
veux ! m'exclamé-je.
- C'est parce que j'ai un laissez-passer, répond
le type.
- T'as un laissez-passer et tu es prisonnier, c'est tout
de même bizarre...
- Mais non ! Figure-toi que je fais partie de la L.V.F.
(Légion Volontaire Française) et que j'ai oublié
de rentrer au cours d'une permission. Ils m'ont arrêté,
puis enchristé ! Je pense qu'ils vont sans doute m'emmener
en Allemagne...
- Et ils t'ont laissé ton owess ? demandé-je,
étonné.
- Oui, ils me l'ont laissé !
- J'ai un cousin qui tient un café près d'ici.
Si tu me le prêtais, je pourrais aller le voir. Il me donnerait
du ravitaillement et de l'argent. Nous pourrions faire ainsi un
voyage plus agréable. Tu ne peux pas me prêter ton
laissez-passer ?
- Tu es fou ! s'écrie le type. Et si tu te fais
prendre ? Tu n'as qu'à me donner son nom et son adresse
et je vais y aller moi.
- Ça ne marchera pas ! réponds-je. Jamais
mon cousin ne te fera confiance. Écoute, si tu me prêtes
ton papier, je te propose de faire moitié moitié
avec toi. Tu ne peux pas avoir d'ennui. Tu m'observes quand je
passe sous le hall. Si jamais tu vois que cela se passe mal, tu
fonces au bureau déclarer la perte de ton laissez-passer
et moi je dis que je l'ai trouvé.
Le type n'est pas chaud mais je finis par le convaincre.
Il me passe enfin le précieux document. Avant de tenter
de sortir, j'avertis trois camarades avec qui je m'étais
lié d'amitié et leur donne l'adresse de mon cousin
dans le cas où ils réussiraient à s'évader.
Je passe devant les Allemands qui, après avoir
l'avoir regardé, me font signe de passer. Mais les miliciens
font du zèle. Ils me de-mandent où je vais.
- Es-tu sûr que ce laissez-passer est à toi
? questionnent-ils.
- A qui voulez-vous qu'il soit ? rétorqué-je,
l'air outré. Bien sûr qu'il est à moi !
- Allez ! C'est bon !
Je n'en crois pas mes oreilles, ni mes yeux. Je suis rue
de la Pépinière, libre. Dès que j'arrive
à l'angle de la rue, j'accélère le pas puis
prends mes jambes à mon cou... Je me rends chez mon cousin,
rue des Martyrs, dans le XVIIIe à qui je raconte ce qu'il
m'est arrivé. Je lui demande de se rendre à la caserne
de La Pépinière et de demander MM. Lebertois, Pinson
ou Legendre.
J'ajoute :
- Tu les informeras que j'ai réussi mon évasion.
Pendant que tu es là-bas, j'ai un ticket de consigne qui
devrait te permettre de récupérer ma valise.
Mon cousin, qui ne manque ni de courage, ni de culot, se
rend à la caserne. Il demande à voir M. Lebertois
aux miliciens qui ne s'y opposent pas et le font appeler. Il s'entretient
avec mon camarade et lui remet mon ticket afin qu'il aille chercher
ma valise. Lebertois lui ramène ma valise. Mon cousin lui
réitère ma proposition, à savoir que lui
et ses camarades seront les bienvenus s'ils parviennent à
s'évader. Il ressort sans problème de la caserne...
avec ma valise ! Pendant ce temps, j'attendais à la maison.
J'avais repéré un chemin de fuite en cas de besoin
(j'étais échaudé !). Mon cousin rentre enfin,
et avec ma valise. Cela fait deux heures que je suis chez mon
cousin quand nous entendons frapper à la porte. Je suis
sur mes gardes. Quelle surprise de voir mes trois camarades !
Ils ont réussi à s'évader ! Grâce à
des cheminots, lesquels font évader les plus téméraires
par les voies, au moment où les convois s'ébranlent.
Mon cousin possède un autre appartement, au Bourget.
C'est là qu'il décide de nous cacher en nous recommandant
d'être discrets à cause des voisins (ne pas se faire
voir, ne pas faire de bruit etc.). Il nous apporte à manger
tout ce qu'il peut (des pommes de terre, du café...). Puis
il nous fait faire de fausses cartes d'identité. Je ne
me sens pas en sécurité et un beau jour, j'annonce
à mes camarades que je vais aller me cacher chez futurs
beaux-parents, en Normandie. Mes camarades veulent partir avec
moi mais je m'y oppose car c'est beaucoup trop risqué.
Je leur dis qu'ils peuvent rester s'ils veulent mais que ma décision
est prise. Nous sommes fin juin 1944 et si le débarquement
a eu lieu, Rouen est encore aux mains de l'ennemi et pour m'y
rendre, je dois traverser les lignes allemandes.