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Le 20 décembre 1943, un matin, à 7
heures, j'entends la chienne aboyer. Cela m'inquiète beaucoup.
Mais, bien imprudent, je laisse retomber mon inquiétude.
Tout à coup, deux Allemands, mitraillettes au poing, font
irruption dans ma chambre. Ils me tabassent sérieusement
en me demandant les cartes d'état-major, mon revolver...
Je nie tout. Ils continuent de me taper. Je continue de nier.
A ma stupéfaction, ils font alors rentrer dans la chambre
un des trois camarades des F.T.P. que j'avais fait venir dans
le cadre d'une autre opération. Il me tient le discours
suivant :
- Albert, tout le monde est pris, tout le groupement est
arrêté. Ca ne sert à rien de nier.
Je continue cependant de nier les cartes d'état-major.
Je comprends que non seulement mon groupe F.T.P. est arrêté
mais aussi, bien qu'il n'y ait pas de lien entre eux (à
la limite, j'étais leur seul lien !), le réseau
de la Mission belge de liaison avec mon chef d'arrondissement
et le chef de gare. Il se trouve que je suis le dernier membre
des deux groupes locaux à être arrêté.
Je suis menotté dans le dos et emmené en voiture
à Rouen. Je suis enfermé dans un cachot du Donjon,
à la Tour Jeanne d'Arc de Rouen. J'y reste quarante-huit
heures à grelotter tant il y fait froid et humide. Et mes
geôliers m'ont laissé les menottes dans le dos. Enfin,
des soldats allemands viennent me chercher. Ils me conduisent
à la gestapo.
On m'enlève enfin les menottes. Un planton allemand
vient vers moi et m'offre une cigarette. Il me dit que j'ai tort
de travailler contre les Allemands, que je ferais mieux de travailler
pour eux, qu'ils ne nous voulaient que du bien... Dans mon for
intérieur, je me disais "Cause toujours mon coco,
pendant ce temps-là, je me réchauffe et ça
commence à aller mieux..." ! Deux types de la gestapo
arrivent alors et me font entrer dans un bureau.
Ils me disent d'emblée :
- Ce n'est pas la peine de nier, monsieur. Vous avez fait
ceci, vous avez fait cela...
Comme le camarade qui accompagnait les Allemands le matin
de mon arrestation m'avait dit que les réseaux étaient
grillés et que je me rends compte que la gestapo est parfaitement
informée de certaines de mes actions, je reconnais en être
l'auteur. Mais je réfute dès qu'ils ne sont pas
sûrs d'eux. De la même manière, je persiste
à nier le coup des cartes d'état-major.
- Je ne sais pas lire les cartes d'état-major !
argué-je.
Ils m'emmènent à la prison de Bonne-Nouvelle.
Je suis inquiet et mon inquiétude grandit quand le type
de la gestapo dit au gardien allemand : "Spion !". Espion
! Je sais que ce délit ne pardonne pas. Je suis donc emprisonné.
Je retrouve un camarade F.T.P. dans ma cellule. C'est là
que j'apprends comment le groupe F.T.P. auquel j'appartiens a
été arrêté...
Un Français, mouchard de la gestapo, se trouvait
à Caen. Il avait réussi à prendre contact
avec les F.T.P. de Rouen. Pensant que c'était un bon élément,
notre groupe a commencé à le cacher chez des sympathisants,
à Grand-Couronne. Peu à peu, il infiltra tout le
groupe et il apprit tout ce que se passait. Un beau jour, les
Allemands ont arrêté tout le monde (un résistant
fut même tué chez des gens qui le cachaient lors
de son arrestation, à Petit-Couronne). Seul notre chef
F.T.P. avait échappé à l'arrestation. J'apprends
également que mes camarades ne m'ont pas dénoncé.
Je l'ai été par le garçon qui a conduit la
gestapo chez moi, un des trois gars que j'avais recruté
dans le cadre d'une opération F.T.P.. Il était Lorrain
et les Allemands - arguant qu'il devrait être dans l'armée
allemande, que non seulement il était déserteur
mais qu'en plus il faisait de la résistance - menaçait
de le fusiller s'il ne me livrait pas. Il a craqué et c'est
comme cela que j'ai été arrêté.
Un policier français, Ali, vient m'interroger. Il
me dit :
- Ton histoire va te coûter cher : douze balles dans
la gueule !
Je lui réponds que je m'y attends. J'ai fait le
rapprochement. Douze balles. C'est le châtiment réservé
aux terroristes. Pour la police collabo, je suis terroriste et
pour les Allemands, je suis espion ! Je ne donne pas cher de ma
peau !
Nous arrivons en 1944. Ma vie s'organise en prison.
Nous crevons de faim. Nous avons le droit à un colis de
1kg par mois ! Ce n'est pas beaucoup... On peut donner notre linge
à laver à notre famille tous les quinze jours. Les
familles des nouveaux arrivants, qui viennent d'être arrêtés,
ne savent pas où ils se trouvent. Nous nous débrouillons
pour avoir des crayons et des bouts de papier. Et dans mon linge,
j'écris à mes parents : "Prévenir madame
Untel que son mari est à Bonne-Nouvelle..." (voir
photo d'une vitrine
du Musée de la Résistance et de la Déportation
de Forges-les-Eaux). Toutes les familles sont ainsi prévenues
par l'intermédiaire de mes parents. Pour faire passer mes
messages, après la fouille qui a lieu sur une grande table,
je demande au gardien de m'aider à faire rentrer le linge
dans le sac. Pendant qu'il tient les anses du sac, je plonge mes
deux bras dans le fond du sac en faisant glisser mes messages
dans une manche de chemise. Je fais mine de bourrer le sac...
Le 19 avril 1944,
la capitale normande est intensivement bombardée. Nos cellules
tremblent mais malheureusement, aucune bombe ne tombe sur notre
prison : nous sommes tous prêts à nous évader
! J'apprends alors que j'ai été condamné
à mort au mois de mars 44 mais je n'ai pas eu de procès
! Je reste à Rouen comme otage à fusiller, en cas
de représailles. Tous les matins, à quatre heures,
on entend les Allemands arriver. Personne ne dort plus. Quand
les pas s'approchent de notre cellule, nous retenons notre respiration.
Dès que les pas la dépassent, nous soupirons. Vingt-quatre
heures de gagnées ! Cette guerre des nerfs va durer tout
le temps de mon emprisonnement (six mois !).