Présentation (2000) Avant-propos (1993)

Textes : Les corridors recommencés Les moules marinières

Chansons : Récital Les chansons clandestines

Amimo (extrait)

   J'étais môme, en bas, dans la rue, et toi, grimpé au hit-parade, tu chantais "J'suis heureux !". J'ai alors su que je ne ressemblerais jamais au personnage de ta chanson et que je ne parlerais jamais à une fille prénommée Olga. De toute façon, je voulais être curé ou chanteur. Pour que l'on m'écoute à genoux.

   J'ai grandi et je t'ai oublié jusqu'au jour où, à cheval sur ma guitare Rossinante, j'ai dû affronter le Moulin Rouge pour atteindre le Montmartre. Je conquérais seul, sans Sancho, avec la panse vide, et pour tout bagage au bout de mes doigts déçus, mes mots, mes couleurs et ma voix.

   Avec ma gueule à chatouiller les anges, je chantais le désespoir de mes vingt ans meurtris. C'est pas mal mais... les chansons comiques vous iraient mieux... Les cons !

   Puis un jour, une fille prénommée Claude, amoureuse des rimes enlacées à la musique et de leurs auteurs et de leurs chanteurs, de Lisa Minelli à Pia Colombo sans oublier Anna Prucnal, de Samy Davis Junior à Maurice Fanon sans oublier Jean Guidoni, une fille prénommée Claude, rencontrée dans un de ces cabarets-musées échoués au flanc de la Butte - radeaux de la poésie égarés dans la tourmente du show-biz - m'entraîne écouter un chanteur formidable, Jacques de je ne sais plus quoi...

   Le petit mec, regard hagard, mâchoires serrées, mains nouées, s'approche du piano. Il s'assoit. La tempête commence. L'attaque est déterminée, franche et sans faille. Le rythme est soutenu. Quelle voix a-t-il ? Comment chante-t-il ?
   - J'suis heureux ! J'suis heureux !

   C'est donc lui, le chanteur du hit de mes quinze ans ! Tiens, il n'a pas vraiment l'air heureux ! Il est seul. Avec son piano-moi. Pas si petit que ça Jacques, ton moi. Pourtant, il l'aime. Mais si, mais si ! Et pourtant, il est seul. C'est pourquoi il crie "Au secours !" mais sait aussi chanter Trou-sur-Garonne. Et je découvre un grand artiste. Il sonne vrai sur le clavier du talent. Je souris, ris et pleure.

   Alors Claude, l'amie, nous installe autour d'un verre. Il parle. Surtout, il m'écoute, moi le paumé prétentieux qui veut croquer le monde. Il m'écoute et il parle. Il a quelque chose de hiératique. Il parle avec distinction. On dirait un prêtre dont il partage d'ailleurs la couleur (votre différence ? Tu chantes et il croasse !).

   Puis ta maladie. Mais toujours tes doigts sur l'ivoire et ta voix acharnée qui emplit la salle depuis ton corps décharné. Et un Olympia pour toi tout seul. Tu n'en fais pas une chanson mais c'est un triomphe.

   Et Claude Réhaut, un bouffeur d'espoir, Bernard Dimey, qu'est pas mort le dix mai, et Jacques Debronckart, le malconnu, s'en vont. On ne les voit plus sur la Butte. On n'entend plus leurs voix. On ne peut pas croire qu'ils soient morts si jeunes, avec leur énorme talent devenu orphelin. D'ailleurs, ils ne sont pas morts. Ils vivent, coulés dans la cire, au rythme lent de nos super platines, sous le diamant de nos mémoires.

   Ecoutez-les ! Vous ne les écoutez pas ! Ecoutez-les ! N'est-ce pas Jacques ? Fais pas la tête. On va t'écouter ! Ca commence par mes amis qui ont aussi des amis et leurs amis...

   Je vois toujours notre amie Claude et nous parlons souvent de toi. Pour moi, ça va. Ca vient. Et ça ne vient pas. J'suis pas heureux. Je n'ai jamais rencontré de fille prénommée Olga. Je ne suis ni curé ni chanteur. Et je t'aime beaucoup.

(1985)

31.12.2000

Le cortège blessé Une pensée pour Pedro

Jacques Bertin, auteur-compositeur-interprète

Haut de la page
< Retour accueil Cris sans thème
< Retour menu Poésie Chanson