Amimo (extrait)
Rouen - La nuit
- Eté 1980 -
Rue Forfait, tel un quai - 8e étage
T.F.V. - Prière de bien fermer la porte de la cabine.
Fenêtres de babord
les rails plus luisants que la nuit mouillée : elle enrobe la gare d'Orléans où les wagons fantômes se cognent à la recherche de l'unité, seule capable de leur donner leur véritable dimension
un chalan-popotame attardé : il chamboule le fleuve couvert de fleurs incessantes
le Pont Guillaume le Conquérant, gardé par un détachement de lampadaires implacables et lumineux ; le Pont, comme un balcon pour accouder son regard sur une féérie maritimo-fluviale en manque de mascarets-geisers
le carrefour est régi par la loi symbolique des trois couleurs, où les destins se suivent, se côtoient, se doublent, se croisent et parfois s'entrechoquent...
les collines, avec leurs dos voûté de vieilles sorcières qui, dès qu'on les regarde, s'enfuient vers les lourdes forêts avoisinantes, empalées sur d'énormes pitons blancs
Fenêtres de tribord
la ville, comme un coffret ouvert ruisselant de pierreries et, ça et là, quelque joyau comme le hennin de Notre-Dame ou la couronne de Sainte-Catherine
la Seine, gaînée de tous ses ponts, parée de ses mille reflets, sombre et belle, emporte en ses méandres sages les secrets d'une géométrie complexe qu'elle étale, cinétique et insolente, entre deux clapotis noirs
la Préfecture, à l'ombre de la Tour des Archives, vaste ensemble construit par Béton and Co, comme une cédille égarée dans la grande typographie urbanistique qui a servi a poursuivre l'écriture d'une ville en partie détruite en 1944 et dont les cent clochers légendaires ont fait place aux deux cents clochers... d'usine...
Entre les fenêtres
de gauche et les fenêtres de droite se trouve un espace
comblé par un appartement ne ressemblant à aucun
autre. Son originalité ne réside pas en son ameublement
art déco ou design style, en sa chaîne hififihourra
ou ses plantes qui pondent des oeufs pleins de caca d'autruche,
en sa baignoire-congélateur ou ses robots rabotteurs de
fatique avec en prime la machine à fantasmes. Non... Rien
de tout cela... Plutôt un vaste bordel débordélant
de fraternité ! Simplement, ici vit (survit ?) un artiste.
VIT donc réside mais aussi, inséparablement, crée.
Oui, derrière ces fenêtres anodines, débarrassées
de leur complexe du rideau, vit un artiste. Même qu'il s'appelle
:
. T.F.V. pour la signature de ses oeuvres (T.F.V.: Terribles and
Fantastics Vegetables ce qui veut dire en français Très
Fraternel et Vénérable les jours pairs et Tu Fais
ta Valise les jours impairs)
. George-Edward-Tony-FRITZ-VILARS pour la postérité
(un nom pour chaque jour de la semaine - le week-end, il ne s'appelle
pas, c'est nous qui l'appelons...)
. enfin Tony(que) pour les copains.
Ne vous attendez pas à ce que je sois laudatif, encore moins thuriféraire. D'abord parce que l'encens, après que se soient dissipées ses effluves, laisse traîner un relent froid et amer. Ensuite, parce que Tony n'apprécierait pas. Mon propos est de vous entretenir de l'oeuvre. J'ai voulu auparavant planter le décor, approcher l'homme. Mais la meilleure façon de le faire est d'écrire sur ce qui jaillit de lui : sa peinture-cri, sa peinture-sève.
Il n'y a pas d'équivoque.
Le trait est épais, la couleur franche. Tony ne s'embarrasse
pas de fioritures. Il est économe, rigoureux. Rien n'est
gratuit, hasardeux. D'ailleurs : "Il n'y a pas de hasard
dans l'art, non plus qu'en mécanique. (...) Un tableau
est une machine dont tous les systèmes sont intelligibles
pour un oeil exercé, où tout a sa raison d'être
si le tableau est bon; où un ton est toujours destiné
à en faire valoir un autre; où une faute occasionnelle
de dessin est quelquefois nécessaire pour ne pas sacrifier
quelque chose de plus important" (Beaudelaire : Salon
de 1846).
A propos de Tony, Claude Ozanne évoquait l'art précolombien.
Si certains visages peuvent effectivement faire songer à
"la grimace funèbre (...) inventée par les
civilisations mexicaines" pour reprendre l'expression
d'André Malraux, ne serait-ce pas précisément
parce que la frayeur métaphysique de ces peuples animistes
ressemblerait à notre frayeur technologique. Ou les affres
de l'inexplicable ressembleraient-elles aux affres de l'explicable
?...
Eclaboussante (c'est une
insulte), poignante parce qu'authentique et souvent insupportable
comme l'évidence, tel est l'un des aspects de la peinture
de T.F.V.. C'en est fini de l'esthétisme gratuit. C'en
est fini des toiles qui charment le rémugle des salons
m'as-tu vu une fois l'an. Toute oeuvre est généreuse.
Celle de Tony l'est d'autant plus qu'elle ne nous offre pas une
vision complaisante du monde. Ce cortège de visages disloqués,
aux traits tordus, ce cortège de regards accablés
dont la béance atteint souvent une expression intense,
ce cortège blessé, effarant, gueule à la
fraternité.
Tes toiles mon vieux, il faudrait les placarder aux quatre coins
de la ville. Elles seraient des toiles-déclic. Et les foules
bedonnantes de suffisance s'immobiliseraient, interloquées.
Peu à peu, elles quitteraient leurs nippes de réfugiés
et oseraient enfin se contempler pour gommer à tout jamais
du regard humain l'incommunicabilité, la détesse
et la souffrance. Et les poètes reviendraient célébrer
l'amour...
En attendant ce moment, le peintre-poète veille entre les fenêtres de babord et celles de tribord et, tel un marionnettiste, perché au 8e étage, il manipule ces fils invisibles qui tissent notre existence. Puis il plaque les pantins rassemblés par ses doigts sur un chevalet-miroir reflétant le subconscient collectif de détresse, chevalet-miroir prémonitoire qu'une société repue préfère ignorer en se crevant les yeux sur les éclats de sa richesse.
Je n'ai traité ici que l'un des aspects de l'oeuvre multiforme de T.F.V., oeuvre qui, à l'instar de son auteur ne manque ni d'humour, ni de tendresse, ni ... d'inachevé ?... En effet, Tony, comme de nombreux artistes, est passé par plusieurs étapes. Je me suis attardé sur les toiles que je connais et dont il m'a parlé. Il se trouve, ce n'est pas pour me déplaire, que ce sont les plus violentes, les plus torturées, les plus noires de son oeuvre.
Pour conclure, et afin de mettre une fois pour toutes les points sous les i, ajoutons que d'aucuns ont un peu hâtivement rattaché Tony à l'Art Brut, peut-être à cause de l'amitié qui le liait à Dubuffet mais peut-être aussi parce qu'ils ne parvenaient pas à le classer... Je me contenterai de dire qu'il fait partie des peintres visionnaires dont l'oeuvre, tant que perdure la souffrance, traverse les siècles à travers les modes et malgré les ignorants. Il est à classer parmi les peintres urgents : ses toiles sont à vivre.
(1980)
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