Prélude (suite et fin)
"Comme tout comédien,
je peux affirmer que ma voix est toute ma vie. Une vie forcément
grouillante de mots. D'ailleurs, je suis devenu un vocabulaire
regorgeant de mots. Des mots sots de sucre trempés dans
l'absinthe de Rimbaud. Des mots joints roulés dans des
feuilles cannabistiques. Des mots dits à tout jamais, comme
des parias chutent après l'anal thème. Des mots
définitifs comme des coups de canif dans l'obésité
du doute. Des mots de minuit, rouges d'excitation. Des mots mis
sur leur trente et un quand il faut y mettre les formes. Puis
des bons mots, des beaux mots, des petits mots, des gros mots,
des grands mots sans les grands remèdes, des mots et merveilles,
des mots exquis sans modestie, des mots d'ordre à désobéir,
des mots d'elle dont un seul aurait suffi, enfin des mots de tête
ou mots d'auteur, c'est pareil. Des mots. Du matin jusques au
soir. Des mots comme on respire. Parce que les mots sont la nourriture
de la voix, sa musique, sa pulsion, sa partition. Comme le silence
est sa respiration.
"On peut me crever les yeux, m'arracher les membres
et, au diable l'avarice, faire main basse sur mes bijoux de famille,
on peut m'humilier, me huer, me mépriser, mais que jamais
personne ne s'avise de toucher à ma voix !
"Un soir d'infortune, je croise un quidam. J'ai soif.
Je l'apostrophe.
- Si tu me paies un verre, je te raconterai
une histoire.
"Sans paraître surpris, l'homme
me rétorque :
- Je te paie un verre, mon frère, mais
je ne souhaite que ta présence et ton silence, surtout
ton silence.
"Je l'ai vendu pour un verre. J'avais trop soif. Et
ce faisant, stupidement, j'ai permis qu'on achetât le silence.
Mais quand je l'ai compris, le mal était fait. J'ai donc
ajouté le silence à mon répertoire. Il y
a un public pour cela. Tenez !
(…)
- Si vous souhaitez que je poursuive
cette interprétation du silence, il faudra payer un petit
supplément car cela n'est pas prévu au programme.
Et vous le savez, le silence n'est pas gratuit. Je vais donc passer
parmi vous. Ni chèques ni cartes de crédit. Aux
espèces sonores et trébuchantes qui tombent des
poches trouées, la maison préfère les espèces
que l'on froisse délicieusement aux oreilles s'ébrouant
alors comme des queues de paon.
"Puisque vous ne semblez pas appréciez mon
talent dans le silence, j'annonce la fin du prélude. Que
le spectacle commence !