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Un beau jour, à la mi-mai, nous apprenons
que les Allemands ont attaqué la Hollande et la Belgique.
Le 10 mai, ils ont attaqué Sedan et franchi la Meuse. Nous
sommes toujours dans la Marne. Nos officiers demandent des volontaires
parmi nous pour former une charnière entre les troupes
marocaines et tunisiennes qui vont lancer une attaque. Je fais
partie des volontaires.
Le rendez-vous et le point de départ se trouvent
dans un petit bois. L'attaque est appuyée par des chars
d'assaut. Tout se passe bien au début car nous voyons les
Allemands se replier. Nous continuons d'avancer entre les Marocains
et les Tunisiens quand tout à coup, un tir de barrage allemand
retentit. Nous sommes à découvert dans une plaine.
Je vois une charrue abandonnée et je m'abrite derrière
son soc.
Les Nord-Africains ont peur et commencent à se sauver.
Malgré les obus qui tombent dru, leurs officiers, debout
au milieu de la plaine, essaient de les ramener, en pure perte.
Les Français, plus disciplinés, restent sur place.
Je saute dans un trou d'obus car les Allemands contre-attaquent
et tirent sur ma providentielle charrue.
Je regarde de temps en temps si mes camarades sont toujours là
et si les Allemands n'avancent pas trop près en faisant
le coup de feu. Je suis tranquillement installé dans mon
trou d'obus quand un camarade me tombe dessus. A chaque obus qui
tombe, il hurle : "Maman ! Maman ! Aïe, aïe, aïe
!". La panique commence à me gagner mais je me ressaisis.
Je le secoue fortement et je le convaincs d'aller dans un autre
trou. En voyant que nous sommes cloués sur place, nos chars
viennent à la rescousse, ce qui nous permet de nous replier
sur nos positions de départ.
Le 3 juin, je rejoins mon régiment et nous
commençons la retraite, avec les Allemands aux trousses.
Nous avons ordre de nous replier mais le plus lentement possible,
en essayant de retarder l'avance allemande (en minant les routes,
en occupant des positions défensives...). Le lendemain,
nos officiers nous préviennent que nous allons faire une
longue marche de nuit afin de traverser la Marne où des
troupes fraîches attendent les Allemands. Pendant cette
marche de nuit, nous avançons sur les bas-côtés
de la route. Nous n'avons pas le droit de fumer et devons bien
arrimer notre barda afin d'être silencieux. Notre marche
est interminable. Le jour pointe. Nous continuons de marcher.
Nous sommes le 6 juin. Soudain, nous apercevons sur le flanc droit
d'un coteau des chars dont les commandants sont sortis de la tourelle.
Nous pensons que ce sont des Anglais mais nous comprenons notre
méprise quand les chars commencent à nous tirer
dessus. A notre gauche se trouve une colline boisée. Pour
y accéder, il faut traverser une rivière. Sans hésitation,
nous nous jetons dedans, en prenant garde de ne pas mouiller nos
armes et nos munitions. Sitôt arrivés dans le bois,
nous tirons sur les chars, ce qui a pour conséquence de
faire rentrer les commandants dans les tourelles et de stopper
leur avance.
Sans tarder, nous montons au sommet de la colline boisée.
Nous découvrons une longue plaine qui descend jusqu'à
la Marne. Il n'y a pas de pont mais une écluse fermée
qui permet le franchissement de la rivière. Avec mon chef
de groupe, nous regardons ce qui se passe sur l'autre rive où
nous voyons des hommes s'agiter. Mais il est impossible de savoir
s'il s'agit de Français ou d'Allemands car nous sommes
trop loin pour les discerner. La seule façon de le savoir
est d'y aller. Avec l'accord de mon chef de groupe, je prends
un fusil mitrailleur et je pars avec deux camarades, étant
entendu que le reste du groupe nous couvre. Nous approchons de
l'écluse par bonds successifs mais nous ne voyons plus
personne bouger de l'autre côté. Je dis alors à
mes camarades que je vais franchir la passerelle au pas de course
et qu'ils soient prêts à tirer pour me couvrir. Une
fois la passerelle franchie, je vois des Français se relever.
Ils étaient chargés de faire sauter la passerelle
dans le cas où les Allemands arriveraient. Je fais signe
à mes camarades qu'ils peuvent venir sans crainte. La jonction
est faite. Nous nous éloignons de l'écluse pour
nous reposer car nous sommes fatigués par notre longue
marche de nuit et toutes ces péripéties.
Le 13 juin, à proximité de Châlons-sur-Marne, nous retrouvons notre bataillon - nous l'avions perdu - et là, nous pensons à un long repos (dormir au moins vingt-quatre heures !). Nous sommes allongés depuis deux ou trois heures quand nos officiers nous réveillent en sursaut pour nous annoncer que les Allemands ont à leur tour franchi la Marne. Là, c'est la débâcle complète, une grosse débâcle. Chacun se débrouille. À partir du 16 juin, nous traversons Châlons-sur-Marne, Arcis-sur-Aube, Troyes, Tonnerre, Chablis, Auxerre. Sur les routes, le spectacle est lamentable. Les convois civils se mêlent aux convois militaires. Les avions allemands et italiens les mitraillent. Les villes que nous traversons sont en flammes. Nous voyons des cadavres sur le bord des routes, dans les villes... Les blessés réclament des soins. Il n'y a pas de médecins. Dans les villes, les mitraillages des convois - qui, bloqués, deviennent des proies faciles - sont terribles.